La question agraire soulevée par Tibérius et
Caïus Gracchus
Au IIe siècle av. J.-C., les Romains étaient déjà maîtres de
l'Italie, d'une partie de l'Afrique du Nord et de l'Espagne, de la Grèce,
de la Macédoine et d'une partie de l'Asie Mineure. La grande
masse de la population ne tira nul profit de ces conquêtes.
« Les Romains avaient coutume de vendre une partie des terres
qu'ils avaient conquises sur les peuples voisins, d'annexer
les autres au domaine et de les affermer aux citoyens
qui ne possédaient rien, moyennant une légère redevance au
trésor public. Les riches avaient enchéri et évincé les pauvres
de leurs possessions : on fit donc une loi qui
défendait à tout citoyen d'avoir en fonds plus de 500 arpents
[125 hectares] de terre. Cette loi contint quelque temps la
cupidité des riches et vint au secours des pauvres, qui par ce
moyen conservèrent chacun la portion qui leur était échue dès l'origine
des partages. Dans la suite, les voisins riches se firent adjuger
ces fermes sous des noms empruntés ; et enfin, ils les
prirent ouvertement à leur nom. Alors, les pauvres,
dépouillés de leur possession, ne montrèrent plus d'empressement pour
faire le service militaire, et ne désirèrent plus élever d'enfants.
Ainsi l'Italie allait être bientôt dépeuplée d'habitants libres,
et remplie d'esclaves barbares, que les riches employaient à la culture
des terres, pour remplacer les citoyens qu'ils en avaient chassés...
... Caïus Gracchus, dans un mémoire qu'il a laissé, rapporte
que Tibérius son frère, en traversant la Toscane pour
aller de Rome à Numance [en Espagne] vit ce beau pays
désert, et n'ayant pour laboureurs et pour pâtres que
des étrangers et des barbares ; et que ce tableau affligeant
lui donna dès lors la première pensée d'un projet qui fut pour eux la
source de tant de malheurs. Mais ce fut, en fait, le peuple lui-même...
qui le détermina à cette entreprise, en couvrant les portiques, les
murailles et les tombeaux d'affiches par lesquelles on l'excitait à faire
rendre aux pauvres les terres du domaine... »
Tibérius Gracchus propose donc en 133 av. J.-C. une
loi agraire très modérée, ordonnant aux riches de rendre
les terres sur lesquelles ils avaient mis la main abusivement,
tout en les déchargeant de toute redevance pour les 500 arpents
qui leur restaient.
« Si limitée que fût cette réforme, le peuple s'en contenta
et consentit à oublier le passé, pourvu qu'on ne lui fît plus d'injustice
à l'avenir ; mais les riches et les grands propriétaires,
révoltés par avarice contre la loi et contre le législateur,
par dépit et par entêtement, voulurent détourner le peuple de la ratifier
; ils lui peignirent Tibérius comme un séditieux, qui ne
proposait un nouveau partage des terres que pour troubler le gouvernement
et mettre la confusion dans toutes les affaires...
Leurs efforts furent inutiles : Tibérius
soutenait la cause la plus belle et la plus juste avec une
éloquence qui aurait pu donner à la plus mauvaise des couleurs spécieuses.
Il se montrait redoutable et invincible lorsque, du
haut de la tribune, que le peuple environnait en foule, il
parlait en faveur des pauvres : « Les bêtes sauvages,
qui sont répandues en Italie, disait-il, ont leurs tanières
et leurs repaires, où elles peuvent se retirer, et ceux qui
combattent, qui versent leur sang pour la défense de l'Italie,
n'y ont d'autre propriété que la lumière et l'air qu'ils respirent
; sans maison, sans établissement fixe, ils errent de tous côtés
avec leurs femmes et leurs enfants. Les généraux les
trompent quand ils les exhortent à combattre pour leurs
tombeaux et pour leurs temples ; dans un si grand nombre de Romains, en
est-il un seul qui ait un autel domestique et un tombeau où reposent ses
ancêtres ? Ils ne combattent et ne meurent que pour entretenir le
luxe et l'opulence d'autrui ; on les appelle les maîtres de
l'univers et ils n'ont pas en propriété une seule motte de terre. »
Plutarque, Vie
de Tibérius et de Caïus Gracchus. (Traduction Ricard)