LES JACQUERIES NORMANDES

(Xème-XIIème siècles)


 En 1172 un trouvère normand, Wace, publie Le Roman de Rou (Rou = Rollon, duc de Normandie) qui, avec ses 16 000 vers, est une « amplification » poétique de l'Histoire des Normands de Guillaume de Jumièges.

Comme Guillaume de Jumièges, Wace a raconté l'insurrection des paysans normands de 997, une des nombreuses insurrections paysannes qui jalonnent le Moyen Âge et qui le plus souvent nous échappent, les chroniqueurs ne leur accordant que peu ou pas de place dans leurs écrits.


TEXTE DE GUILLAUME DE JUMIÈGES


« Dans les divers comtés du pays de Normandie, les paysans formèrent d'un commun accord un grand nombre de petites réunions dans lesquelles ils résolurent de vivre selon leur fantaisie, et de se gouverner d'après leurs propres lois, tant dans les profondeurs des forêts que dans le voisinage des eaux, sans se laisser arrêter par aucun droit antérieurement établi. Et afin que ces conventions fussent mieux ratifiées, chacune des assemblées de ce peuple en fureur élut deux députés, qui durent porter ses résolutions pour les faire confirmer dans une assemblée tenue au milieu des terres. Dès que le duc en fut informé, il envoya sur-le-champ le comte Raoul avec un grand nombre de chevaliers, afin de réprimer la férocité des campagnes, et de dissoudre cette assemblée de paysans. Raoul, exécutant ses ordres sans retard, se saisit aussitôt de tous les députés et de quelques autres hommes, et leur faisant couper les pieds et les mains, il les renvoya aux leurs ainsi mis hors de service, afin que la vue de ce qui était arrivé aux uns détournât les autres de pareilles entreprises, et rendant ceux-ci plus prudents, les garantît de plus grands maux. Ayant vu ces choses, les paysans abandonnèrent leurs assemblées, et retournèrent à leurs charrues. »

 Mémoires relatifs à l'Histoire de France, édition et traduction Guizot 1826, t, 29, V, 2, pp. 111-112.

LA MÊME INSURRECTION VUE PAR WACE


N'avait encor guère régné
Ni duc guère n'avait été,
Quand au pays monte une guerre
Qui dut grand mal faire à la terre.
Les paysans et les vilains, [les deux mots ont le même sens]
Ceux du bocage et ceux du plain [campagne, terrain découvert, sans haies]
Ne sais par quel entichement
Ni qui les mut premièrement [à l'origine]
Par vingt, par trentaines, par cent,
Ont tenu plusieurs parlements, [réunions]
La devise vont conseillant
S'ils pouvaient la mettre en avant
Et la faire porter en tête [sur les étendards] :
« Notre ennemi, c'est notre maitre. »
Ils en ont parlé, en secret
Et plusieurs l'ont entre eux juré,
Que jamais par leur volonté
N'auront de seigneur ni d'avoué [l'avoué est un seigneur laïque, exerçant à la place d'un vassal ecclésiastique le service d'ost et chevauchée, contraire à la loi chrétienne]
Ont des seigneurs mauvais renom
Ils n'ont jamais contre eux raison,
N'ont jamais ni gain [terre labourable], ni labour,
Vont à grand douleur chaque jour,
En peine sont et en ahan [effort pénible]
L'autre an fut mal et pis cet an.
Tous les jours leurs bêtes sont prises
Pour les aides et les services [les aides et les services étaient des droits seigneuriaux]
Tant y a plaintes et querelles,
Coutumes vieilles et nouvelles,

(...)

Ne peuvent une heure être en paix.
Sont chaque jour cités en plaid [procès]
Plaid de monnaie et de forêt [usage des bois et communaux]
Plaid de corvée et plaid de guet [service de garde du château]
Plaid de chemins, plaid de clôtures,
Plaid d'hommages, plaid de moutures [usage du moulin banal]
Plaid de fautés [liens féodaux], plaid de querelles,
Plaid d'aides et plaid de gabelles [droits sur les denrées, plus tard sur le sel]
Tant y a prévôts et bedeaux [officier subalterne de police]
Tant de baillis [officier seigneurial quelconque] vieux et nouveaux
Qu'ils n'ont pas une heure en repos.
On leur en met tant sur le dos
Qu'ils ne peuvent gagner leur cause
Chacun tire d'eux quelque chose.
Pourquoi nous laissons-nous manger ?
Mettons-nous hors de leur danger;
Nous sommes hommes comme ils sont.
Avons tous membres comme ils ont,
Et tout aussi grand corps avons,
Et tout autant souffrir pouvons,
Le cour nous manque seulement.
Unissons-nous par le serment,
Nous et nos avoirs défendons,
Et tous ensemble nous tenons;
Avons bien, contre un chevalier,
Trente ou quarante paysans,
Maniables et combattants.
Piteux seront, si vingt ou trente
Jeunes gens de belle prestance
Qui seuls ne s'en pourraient défendre,
Ensemble ont vouloir de les prendre
A coup de massue et d'épieux,
De flèches, de bâtons, de pieux,
De haches, d'arcs et de gisarmes [arme au tranchant recourbé]
De pierres pour qui n'aura pas d'armes;
Par le nombre que nous serons,
Des chevaliers nous défendrons.
Ainsi pourrons aller aux bois,
Trancher arbres à notre choix,
Aux viviers prendre les poissons,
Dans les forêts la venaison
De tout ferons nos volontés,
Par les bois, les eaux et les prés.
Par ces dits et par ces paroles
Et par d'autres encor plus folles,
Ont marqué leur assentiment
Et se sont juré par serment
Qu'ensemble tous se tiendront
Et ensemble se défendront;
Ont élu, ne sais où ni quand,
Les plus adroits, les mieux parlant
Qui par tout le pays iront
Et les serments recueilleront.
Assez tôt [très tôt], Richard entend dire
Que vilains Commune [révolte assimilée à celle des bourgeois, contemporaines et recevant le même nom] faisaient,
De ses droits le dépouilleraient
Lui comme les autres seigneurs Qui ont vilains et vavasseurs [le vavasseur est le dernier degré du vassal homme libre ; c'est un terme particulier à la Normandie]
Raoul s'emporta tellement
Qu'il ne fit pas de jugement;
Les fit tous tristes et dolents;
A plusieurs arracher les dents
Et les autres fit empaler,
Arracher les yeux, poings couper,
A tous fit les jarrets rôtir
Même s'ils en devaient mourir;
D'autres furent brûlés vivants
Ou plongés dans le plomb bouillant,
Les fit ainsi tous arranger.
Hideux furent à regarder.
Ne furent depuis en lieu vus
Qu'ils ne fussent bien reconnus.
La commune est réduite à rien,
Et les vilains se tinrent bien;
Se sont retirés et demis.
De ce qu'ils avaient entrepris,
Par peur devant les conjurés
Qu'ils virent morts ou torturés
Mais les riches se rachetèrent [Ce passage marque nettement la différence de sort : celui qui a de l'argent est dépouillé ; celui qui n'a que sa vie est mis à mort]
Et de leur bourse s'acquittèrent;
On ne laissa rien à leur prendre;
D'autant qu'on put, on les fit rendre.
Tels procès firent leurs seigneurs
Qu'on n'en put faire de meilleurs.


Extraits de "Naissance de la poésie française (Club des Amis du Livre progressiste, 1958)".


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